Sortir de l’enfer de l’alcool
Quand la bouteille s’en mêle, c’est toute la famille
qui trinque. A Savièse (VS), parcours d’un homme qui a failli sombrer.
Mais qui a survécu à la maladie de l’alcoolisme. Témoignage.
Ils sont allés fêter au resto
leurs quinze ans de mariage. Germaine et Jean-Bernard Héritier. Elle,
douce, enveloppante comme une eau fleurie. Lui, 44 ans, tout en noir,
véritable roc saviésan, 90 kg de présence joviale. Ils ont trinqué.
Elle avec un verre de vin et lui avec de l’eau. C’est comme ça: depuis 1993, il
ne touche plus une goutte d’alcool. Abstinent en ces terres valaisannes
enracinées dans la culture du vin, parfaitement sobre au milieu des
vignes, dans ce quartier familial, où tout le monde se connaît et où
tout le monde est encaveur.
Sans fausse pudeur
Il a fermé le bouchon, définitivement. Après des
années de bagarre avec l’alcool. Avec lui-même. A cogner partout, sur
les autres, sur des tambours, et dans le vide. Il en parle comme il
écrit dans son livre: sans fausse pudeur, avec les tripes et la joie
vraie d’un ressuscité. Il raconte tout, sa première
cuite à 16 ans, son goût de la foire, les copains, une timidité noyée
au fond des verres. «A 20 ans, je supportais déjà de grosses quantités
d’alcool. J’étais rarement malade et j’avais besoin de peu de sommeil.»
Très vite, les
occasions de boire se sont multipliées. Des week-ends arrosés, il
glisse à la cuite quotidienne. Une lente descente dans la dépendance,
dont personne ne s’aperçoit. Même pas lui. Un long tunnel, «où tu ne te
rends pas compte que tu deviens abruti». Quand il se marie en 1991,
c’est l’embellie, avec la naissance de leur premier enfant. Quelques
mois de répit.
La douleur de l’épouse
Mais la bouteille n’est jamais loin. Sa femme commence à sentir le problème, mais sans mettre le doigt sur l’alcool: «Pour moi, l’alcoolique, c’était une loque, couchée par terre, incapable de rien faire. Je ne savais pas que l’alcoolisme pouvait avoir plusieurs formes.»
Lui, il continue d’aller au
boulot, de tenir sa casquette de contremaître sur les chantiers. Mais
il rentre de plus en plus souvent l’haleine trouble, le regard
ailleurs, chancelant d’agressivité. «On ne pouvait plus parler de rien.
Il critiquait tout. J’ai eu peur, je n’osais plus le laisser seul avec
notre fils, je n’avais plus confiance», se souvient Germaine Héritier.
Lui dire qu’il boit trop, mettre des ultimatums? Inutile. Il dégaine
toujours la même réponse: «Je n’ai tué personne.»
Jusqu’à 15 litres par jour
En 1993, le couple vit l’enfer. Bières, vin tiré au tonneau de la cave. «Je me levais et je buvais trois litres. En cinq minutes, c’était dans l’estomac!» Au pire de sa maladie, Jean-Bernard Héritier pouvait avaler jusqu’à quinze litres par jour. Masse d’homme accrochée à son goulot comme à une bouée. Boire et dormir. Rien d’autre. «Je ne me levais même plus pour manger. Je ne me réveillais que quand j’étais en manque. Et puis, un état dépressif s’installe. On boit pour oublier qu’on va mal.»
Germaine Héritier, comme la plupart des codépendants, protège alors son mari, joue les saint-bernard: «Oui, je l’ai couvert. Il m’est arrivé d’appeler son patron pour dire qu’il était malade. Je pensais bien faire.» Jamais, elle n’a appelé à l’aide.
L’alcool, comme une pierre, qui tire tout le monde au fond. En silence et dans la honte.
Jusqu’au jour,
où il a commencé à «voir passer des bêtes». Départ pour l’hôpital
psychiatrique et quatre semaines de sevrage, de souffrance physique.
«L’alcool m’avait démoli, plus rien ne fonctionnait. Mon corps ne
supportait même plus l’eau, tout ressortait.» Mais, peu à peu, il se
remet. Accepte un séjour à la Villa Flora à Sierre, institution
spécialisée dans les dépendances. Pour cinq semaines. «On nous a appris
à faire le deuil de l’alcool. A vivre sans.»
Une nouvelle vie commence
Quand il sort, le 11 janvier 1994, il sait qu’il a changé. Qu’il doit changer encore. «Au début, je m’étais mis un paquet d’interdits.» Finis les boîtes de nuit, les bars, les apéros. Même la fondue, il la prépare sans vin blanc.
Il s’est engagé en politique, s’est mis à la randonnée en montagne plusieurs fois par semaine. «Au début, il ramassait des fleurs en marchant. On en faisait des infusions», sourit son épouse. Pour elle, c’était presqu’un étranger qu’elle retrouvait à ses côtés: «Il a fallu nous réajuster l’un à l’autre, retrouver un lien. Mais ça nous a fait grandir ensemble.» Nouveau départ avec deux nouveaux garçons.
Guéri? «Non. J’aurai toujours cette maladie, mais je l’assume et je ne m’en cache pas.» Il a gardé ses passions intactes, le rock bourru, Johnny Hallyday. Les mêmes goûts, mais plus le même homme. Comme un dur à cuire qui aurait accepté ses failles ou un écorché qui aurait trouvé sa force.
Patricia Brambilla, Photo Pierre-Antoine Grisoni/Strates
A lire: «Un séjour en enfer»
de Jean-Bernard Héritier, Ed. Monographic 2002.
Fr. 9.90 / € 6.60
Où s’adresser?
ISPA, Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies à Lausanne.
Tél: 021 321 29 11.
Fondation Les Oliviers, Mont-sur-Lausanne. Institution pour personnes concernées par les problèmes d’alcool et autres dépendances.
Tél. 021 654 02 20.
www.oliviers.ch
Association Villa Flora à Sierre.
Centre de traitement de l’alcoolisme et structure d’accueil pour les
personnes en situation de co-dépendance.
Tél. 027 455 75 51.
www.infoset.ch/inst/villa_flora
Le Torry à Fribourg. Centre psycho-social spécialisé dans le traitement des dépendances en alcoologie.
Tél. 026 465 20 20 ou 026 460 88 22.
Centre Envol à Genève. Unité de la Fondation Phénix pour le traitement, la réinsertion sociale
et la réintégration professionnelle des personnes dépendantes.
Tél. 022
718 88 66
AL-ANON/Alateen, groupe d’entraide pour les proches et les enfants de personnes alcooliques.
Tél. 0848 848 833
Paroles d’expert
Claude Uehlinger, médecin
psychiatre, responsable de l’Unité de traitement des addictions à
Fribourg et auteur d’un ouvrage intitulé «Quand l’autre boit» aux Ed.
Anne Carrière. Face à une personne alcoolique, quelles sont les erreurs fréquentes de l’entourage?
Erreur
est un mot qui ne convient pas. Les personnes de l’entourage, que l’on
appelle codépendantes, sont prises dans cette affaire, puisque
l’alcoolisme est une maladie familiale. En croyant aider, les proches
mettent souvent en place des stratégies: vérification des bouteilles
bues, prise de responsabilité pour l’autre. Autant de mesures qui ne
servent pas à grand chose et qui finissent par enraciner le mécanisme
de la dépendance plutôt que de le déjouer.
Comment aider vraiment?
La
personne codépendante doit changer sa manière de voir les choses. Ne
plus se dire: comment changer l’autre, mais que puis-je faire pour
changer, moi? Il faut donc arrêter de contrôler, de prendre la
responsabilité à la place de l’autre, arrêter de le critiquer, de
l’infantiliser.
Autrement dit, pour aider, il ne faut rien faire?
Il
faut se décentrer du problème. Ça ne veut pas dire se désintéresser,
mais prendre de la distance. Je vous donne une image: quand vous êtes
ensablé dans une dune, vous pouvez continuer à mettre des gaz, vous
allez vous ensabler davantage. Le mieux est de sortir de la voiture.
Cette prise de conscience peut entraîner une réaction chez l’autre. Si
le partenaire fait un mouvement, la personne dépendante se sent moins
sur la défensive et pourra se déterminer différemment.
Quelles sont les chances de guérison?
Plus
il y a de tentatives d’arrêter, plus on capitalise d’expériences et
donc de chances de s’en sortir. En chiffres: le taux de rechute est de
40 à 60% après six mois. La rechute fait partie du processus qui mène
vers l’abstinence. Sur 1000 alcooliques, un tiers va modifier son
comportement, un tiers décède prématurément, un tiers reste dans la
même situation
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